Téhéran face à la question tchétchène
Dès le déclenchement de la première guerre de Tchétchénie en 1994, l’Iran a adopté une attitude de passivité, alors même que la composante islamique de la République iranienne aurait pu laisser à penser que Téhéran s’engagerait dans un soutien aux musulmans tchétchènes victimes des interventions militaires russes successives. Néanmoins, en dépit de l’envoi d’aides humanitaires aux réfugiés tchétchènes en Ingouchie en 2000-2001, il n’en a rien été.
Les autorités iraniennes considèrent officiellement la crise tchétchène comme une affaire interne à la Fédération de Russie. Cette position, conforme aux intérêts nationaux iraniens, s’explique par l’opposition de l’Iran chiite aux combattants tchétchènes sunnites et la crainte que les minorités ethniques iraniennes expriment des tendances séparatistes sur le modèle tchétchène {1}.
Mais c’est bien le caractère quasi indispensable pour les Iraniens de la coopération militaire et nucléaire civile développée avec la Russie qui est à l’origine de ce positionnement. En effet, du fait de son anti-américanisme, Téhéran n’a pas d’autres choix que de rechercher constamment des compromis avec Moscou.
On aurait pu s’attendre avec l’arrivée au pouvoir du président Mahmoud Ahmadinejad, élu en juin 2005, à ce que la recrudescence de l’utilisation de la rhétorique islamiste appelant à l’unification de l’Oumma (la communauté des croyants) débouche sur une instrumentalisation de la question tchétchène au service de la propagande néo-révolutionnaire, voire une reconsidération de la position diplomatique de Téhéran vis-à-vis de ce conflit.
Néanmoins, les médias iraniens (presse, télévision et radio) sont toujours aussi silencieux quant au sort des musulmans tchétchènes victimes de la répression des forces militaires russes. Il s’agit donc toujours de ménager le puissant voisin. Si ce choix politique iranien a des explications rationnelles, il semble néanmoins s’inscrire à contre-courant des nouvelles options diplomatiques décidées collectivement par les autorités iraniennes.
En effet, les remises en cause verbales successives de l’existence de l’Etat israélien et les appels répétés à la nécessaire unité du monde musulman face à « l’arrogance américaine » ne sont pas systématiquement conformes aux intérêts nationaux iraniens. Mais la retenue observée par Téhéran face à la politique russe en Tchétchénie demeure. Elle a en effet été déterminante dans l’instauration d’une relation apaisée entre Moscou et Téhéran.
Cette politique de neutralité bienveillante face à la question tchétchène permet d’ailleurs le maintien du « lobby pro-iranien »{2} au sein des élites russes. Il s’agit principalement des groupes de députés nationalistes de la Douma, ainsi que des représentants du complexe militaro-industriel et des entreprises du secteur nucléaire. Ainsi, la décision prise, à la fin de l’année 2000, de dénoncer l’accord Gore-Tchernomyrdine de 1995 qui bloquait la coopération militaire et nucléaire civile russo-iraniennes, serait une conséquence indirecte de la position iranienne à l’égard de la politique russe en Tchétchénie.
Soutenir la cause palestinienne, se détourner du conflit tchétchène
Pour les dirigeants russes, l’entente avec l’Iran a une dimension symbolique incontestable dans la lutte conduite contre ce que Moscou perçoit comme la « menace islamiste » sur le flanc sud de son territoire. Cette politique d’ouverture de Moscou vis-à-vis des pays musulmans s’est d’ailleurs traduite par la présence d’une délégation russe à la conférence sur la Palestine organisée à Téhéran du 14 au 16 avril 2006.
Du côté iranien, cet abandon de la solidarité islamique au profit d’un fragile partenariat économico-stratégique avec Moscou est la preuve que la politique étrangère de Téhéran n’est pas complètement idéologisée. De même, face à la répression des musulmans ouïghours, minorité turcophone de la province de Xinjiang (ou Turkestan oriental), par les autorités chinoises, Téhéran s’abstient de toute critique pouvant perturber ses relations bilatérales avec Pékin.
Le régime iranien ménage Moscou et Pékin afin d’éviter de se retrouver complètement isolé au sein de la communauté internationale. Les résultats de cette stratégie de contournement des pays occidentaux par la voie asiatique demeurent néanmoins fragiles dans un contexte de crise diplomatique aiguë sur la question nucléaire. Les concessions de Téhéran sur les problèmes des musulmans chinois et russes reflètent une realpolitik iranienne qui reste circonscrite au continent asiatique.
En effet, la politique moyen-orientale de Téhéran semble anachronique et pourrait à terme menacer les intérêts nationaux. Les soutiens accordés au Hezbollah, au Hamas, mais surtout au Djihad islamique associés à la non-reconnaissance d’Israël, sont d’un point de vue diplomatique très coûteux. De même, l’ambitieuse et ambiguë politique nucléaire iranienne pourrait compliquer la tâche des diplomates russes et chinois qui jusqu’à présent protègent Téhéran au Conseil de sécurité des Nations unies face au pressions occidentales visant à l’imposition de sanctions économiques et diplomatiques. Si l’absence de politique tchétchène de Téhéran n’est paradoxale qu’en apparence, elle est néanmoins révélatrice des contradictions d’une politique extérieure d’un régime en position de forteresse assiégée.
{1} William Samii, « Iran and Chechnya : Realpolitik at work », Middle East Policy, Vol. VIII, n° 1, mars 2001, pp. 48-57.
{2} Dimitri V. Trenin, Aleksei V. Malasenko, Anatol Lieven, Russia’s Restless Frontier. The Chechnya Factor in Post-Soviet Russia, Carnegie Endowment for International Peace, Washington D.C., 2004, p. 186.