Mr Raynald Beaufort,
Vous croyez « d'après ce que vous avez lu que j’ai très mal interprété votre réponse. Ou plutôt j’ai vu ce que je voulais y voir. »
Pourtant votre phrase « Mais en vrai démocrate je préférerais que ce soit les urnes qui destituent l'AKP, s'il abuse de son pouvoir plutôt que l'armée qui devrait toujours être le dernier recours. » est très limpide et ne permet aucune interprétation.
Nous ne sommes pas en train de faire un débat d’ordre philosophique sur le rôle de l’armée dans le système démocratique, pour pouvoir faire allusion pour vous disculper, des dispositions des constitutions de part le monde qui font état sous conditions d’extrême urgence de l’intervention de l’armée dans les affaires politiques des pays, dispositions qui sont d’ailleurs lettre morte, étant donné que dans nos démocraties occidentales personne n’oserait même pas proférer cette éventualité et encore moins, souhaiter son application.
Nous parlons de la Turquie, un pays où l’armée a orchestré trois coups d’état en quarante cinq ans (en 1960, 1971 et 1980) et elle a procédé à un “coup d’état à blanc” en février 1997 en exigeant la démission du Premier Ministre Erbakan, un islamiste sans doute, mais un Premier Ministre constitutionnellement désigné par le président de la République et confirmé par un vote du parlement.
De cette armée qui par le biais du Conseil National de Sécurité ou MGK, où elle siège majoritairement, dicte sa politique et impose ses points de vue au Gouvernement démocratiquement élu.
De cette armée qui a imposé au pays sa constitution qui est encore d’actualité, même amendée et qui a remplacé celle de 1961, jugée par les militaires trop libérale et trop démocratique. Cette même constitution qui constitue l’obstacle essentiel d’alignement de la Turquie avec les idéaux européens et les recommandations d’Helsinki.
Nous parlons de l’armée turque qui récemment encore a été accusée par le Procureur de Van de créer des groupes paramilitaires et d’avoir recours à des attentats contre des civils. Cette même armée qui a tissé des liens profonds avec des organisations fascistes et la mafia turque.
Nous parlons de l’armée turque qui fait subir un endoctrinement ultranationaliste permanent à ces futurs officiers qui se considèrent comme des êtres exceptionnels, supérieurs aux autres. Des officiers qui ont été au préalable passés au crible et où l’existence d’un parent même éloigné militant dans un parti ou un syndicat de gauche ou islamique, ou dans une organisation kurde suffit à faire éliminer.
Des officiers qui vivent dans des logements spécialement construits dans des quartiers réservés, propres et biens entretenus, avec des jardins, gardés jour et nuit par des sentinelles, payant un loyer ridicule (six à huit fois moins élevé qu’un loyer normal). Dont la vie se déroule dans un cadre spécial, depuis le magasin PX à l’américaine jusqu’à l’hôpital militaire, où l’officier et sa famille sont entièrement pris en charge, gratuitement. Avec leurs clubs, ou « maison des officiers », à la fois club, bar, restaurant, et hôtel: que ce soit à Istamboul ou à Diyarbekir, à Izmir ou à Van, il y retrouve ses collègues et leurs familles, dans un cadre agréable, entouré de verdure, et encore une fois à des prix défiant toute concurrence. Les civils y sont interdits, sauf les membres de la famille directe des officiers, et les invités des généraux.
Vous pouvez toujours prétendre Mr Beaufort ne pas être au courant de cette situation, chose qui m’étonnerait de la part d’une personne vraiment amoureuse de la Turquie (non sans raison d’ailleurs) et qui milite ouvertement pour son avenir européen et démocratique.
Vous devez vous rendre compte Mr Beaufort, que le principal obstacle à la démocratisation de la Turquie et à son entrée dans l’UE, n’est pas la croyance des ses populations, ni son niveau de développement, ni d’ailleurs sa position géographique. Ce n’est pas non plus la corruption et la magouille, situations qui règnent plus ou moins dans d’autres pays également avec en premier lieu la Grèce.
Le problème essentiel réside au rôle que l’armée conserve et au pouvoir qu’elle détient dans les affaires du pays, où elle est également présente au niveau économique par le tout puissant Oyak, société d’entraide crée en 1961 pour aider les militaires et leurs familles.
Vous devez savoir que les militaires continuent de lui verser 10 % de leur salaire, mais l’Oyak est aujourd’hui un des géants de l’économie turque, actionnaire à 49 % de la production automobile de Renault en Turquie, premier producteur turc de ciment, présent dans l’industrie agroalimentaire, la banque, l’assurance, le tourisme.
Comme vous devez savoir aussi que l'armée perçoit directement certains impôts, comme la taxe sur l'essence, qui lui donnent des revenus non soumis au vote du Parlement, mais, à partir de 2003, à son contrôle dans l’obscurité la plus totale.
Œuvrer à mon humble avis, pour l’avenir européen et démocratique de la Turquie, suppose de dénoncer le rôle et le pouvoir de l’armée et pas de lui accorder, comme vous l’avez fait, la possibilité d’être considérée comme un ultime recours garantissant la démocratie et les libertés.
Vous en comprendrez dans ce cas pourquoi j’ai été écoeuré par votre réponse, étant donné que je vous considère comme un vrai démocrate, chose que vous ne l’ignorez pas.
Vous savez également que je partage vos opinions sur l’avenir européen de la Turquie et que je soutiens votre action, c’est la raison pour laquelle je vous invite à lever toute ambiguïté sur le rôle de l’armée en Turquie, sinon vous prenez le risque de réduire votre action à celui d’une vulgaire agence de publicité
« Errare humanum est »
Amitiés
Geo
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