Les tentatives du gouvernement AKP pour islamiser la Turquie (2ème partie): refus de la décision de la Cour européenne des droits de l’Homme sur le foulard ; le Premier ministre Erdogan : « Les oulémas, et non les tribunaux, sont habilités à s’exprimer sur la question du foulard »
Le 18 novembre 2005, 17 juges de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) ont jugé que l’interdiction du port du foulard islamique dans les universités turques ne représentait pas une infraction aux droits de l’Homme, allant ainsi dans le sens de la loi turque.
Le 16 novembre, en visite au Danemark, le Premier ministre Erdogan a confié aux reporters : “Je suis stupéfait de cette décision. La CEDH n’est pas habilitée à s’exprimer sur ce sujet. Ce droit appartient aux oulémas. (1) (...) Il n’est pas approprié que des personnes sans rapport avec ce domaine décident sans en référer aux spécialistes de l’islam. » (2)
L’affaire a été portée devant les tribunaux par Leyla Sahin, étudiante turque contrainte, en 1998, d’abandonner ses études de médecine à l’université d’Istanbul pour avoir refusé d’ôter le turban. (3) Entre autres arguments, la CEDH a affirmé qu’ "un étudiant qui connaît le règlement d’une université laïque et qui choisit d’y poursuivre ses études doit se soumettre au règlement" et que "la question du turban étant fortement politisée en Turquie, entraînant des protestations à grande échelle et un débat politique national, il a fallu prendre des décisions pour protéger l’environnement laïc et l’égalité des femmes dans les lieux d'étude. »
La décision de la CEDH a été bien accueillie dans le milieu laïc en Turquie, mais a provoqué le mécontentement de l’AKP au pouvoir, (4) qui n’a pas encore réussi à tenir la promesse faite à son électorat islamique de lever l’interdiction sur le foulard dans les universités et les institutions publiques. Le verdict de la CEDH a ressuscité le débat dans les médias turcs, débat focalisé sur deux points essentiels : les tentatives de l’AKP pour islamiser la Turquie en mettant en avant les oulémas et la sharia, la décision de la CEDH au sujet du foulard et les efforts de la Turquie pour devenir membre de l’Union européenne.
Voici des extraits du débat dans les médias turcs :
A - Critique des tentatives du Premier ministre Erdogan pour promouvoir les oulémas et la sharia dans la Turquie laïque
Tous les journaux turcs ont réagi aux déclarations du Premier ministre Erdogan selon qui les oulémas, et non la CEDH, sont habilités à trancher sur la question du voile.
Le but de l’AKP n’est pas de se conformer aux normes de Copenhague, mais aux normes de Djedda.
« Haluk Koc, vice-président du groupe parlementaire du parti d’opposition CHP (5), a déclaré que le Premier ministre Erdogan essayait de créer un Conseil d’oulémas en Turquie, ajoutant que la Turquie ne serait jamais un Etat d’ayatollahs (…)
Nous avons un Premier ministre qui ne comprend pas que la Turquie n'est pas dirigée par la sharia et que le droit pénal et constitutionnel ne peut être interprété en termes de décrets religieux.
Koc a ajouté que le gouvernement [Erdogan) ne cherchait pas à se conformer aux normes de Copenhague (6) et que son but était d’ [appliquer] les critères de Djedda. » (7)
Réactions virulentes de l’opposition laïque, des universitaires et du judiciaire
Erkan Mumku, président de l’ANAP (
: « Les paroles du Premier ministre sont très graves. Nous n’avons pas à demander l’avis des oulémas. La Turquie est un Etat démocratique, laïc, un Etat de lois (...) Voilà qui prouve que soit le Premier ministre ne comprend pas la nature du régime, soit qu’il ne lui est pas loyal, ni à son ordre constitutionnel, ni à ses lois (…) »
Zeki Sezer, président du DSP (9) : « L’attitude consistant à consulter les autorités religieuses pour les affaires d’Etat implique le rejet du principe de laïcité, l’une des caractéristiques fondamentales de la République de Turquie. Je condamne [les paroles du] Premier ministre. La prochaine étape sera de régler les affaires d’Etat conformément à la loi religieuse. Il ne faut pas se méprendre sur les paroles du Premier ministre : il savait exactement ce qu’il disait ; il a révélé son vrai visage (…) La République laïque et démocratique de Turquie, en Etat régi par les lois, ne peut pas et ne doit pas être gouvernée par [des personnes de] cette mentalité. »
Emin Sirin, député de l’ANAP à Istanbul : « Les gens de cette mentalité devraient être écartés sans attendre, par des moyens démocratiques, du gouvernement turc (…) Demander l’avis des oulémas sur ce type de sujet revient à demander l'application de la sharia. Le Premier ministre enfreint la constitution. »
Hakki Akalin, chef adjoint du SHP (10) : « Très inquiétant pour l’avenir du pays (…) Cet argument ne vaut plus rien depuis la création de la République de Turquie. La page a été tournée. Le Premier ministre et Arinc [président du Parlement] foulent aux pieds la constitution avec leurs déclarations, et commettent un crime. » (11)
Ender Cetinkaya, juge président de la Cour d’appel, a dit : « Cette question relève indiscutablement de la légalité. C'est donc aux tribunaux de juger (…) Les organes judiciaires s’expriment au moyen de leurs décisions. Nous nous sommes exprimés en prenant une décision sur le turban. Le fait que de telles régulations doivent dépendre de la loi et des tribunaux n’est pas sujet à débat (…) » (12)
Deniz Baykal, président du CHP, a souligné que l’interprétation d'Erdogan s'opposait au principe de laïcité et à la constitution qui en est garante, ajoutant que les paroles d’Erdogan reflétaient son aspiration à un Etat théocratique.
Baykal a aussi dit : « Ces paroles n’auraient pas dû sortir de la bouche du Premier ministre de la République turque, laïque et démocratique. Demander l’avis des oulémas ! Quelle idée ! Que devrions-nous encore demander aux oulémas ? S’il est permis de prendre quatre femmes ? Et ce qu'ils pensent des lois sur l’héritage ? Et pourquoi pas des droits de la femme ? Et qui devrions-nous consulter [au juste] ? Les oulémas shiites d’Iran ou les oulémas wahhabites d’Arabie Saoudite ? »
Selon Baïkal, les paroles d’Erdogan prouvent une fois de plus qu’il n’a pas changé : « D’abord, Erdogan disait : ‘ma référence est ma religion.’ Puis il a déclaré qu’il avait changé. Avant cela, il avait dit : ‘Pour moi, la démocratie n’est pas une fin mais un moyen.’ (…] » (13]
Le professeur de droit constitutionnel Necmi Yuzbasioglu estime pour sa part : « Demander l'avis des oulémas représente un rejet de la laïcité. Dans un pays laïc, on ne peut ériger des lois sur la base des décrets religieux des oulémas. La Turquie a remporté une rare victoire à la CEDH, mais le Premier ministre turc, le ministre des Affaires étrangères et le président du Parlement s'en affligent. C’est une divergence profonde. Elle reflète le conflit qui oppose [l’AKP) et le régime laïc. »
Le Professeur Nur Vergin : « La CEDH n’a pas pris de décision religieuse ni émis de fatwa (…) Il s’agissait de décider si oui ou non, l’interdiction du port du turban est une violation des droits de l’Homme. La CEDH a jugé que le turban était un symbole susceptible de créer des tensions. C’est une décision claire qui n’est pas sujette à interprétation. » (14)
Qu’arrivera-t-il à la Turquie si les oulémas décident ?
Le chroniqueur Hassan Cemal du quotidien centriste à grand tirage Milliyet, écrit : (15) « (…) Selon le [Premier ministre] Erdogan, le droit de trancher sur la question du turban ou du foulard appartient aux oulémas et non aux tribunaux…
[Erdogan a dit que] s’il existe un commandement religieux [en la matière], l’affaire doit être portée devant les savants de l’islam pour qu’ils tranchent (…) Erdogan estime que c’est ce que la religion veut… Il a peut-être raison. Mais qu'en est-t-il alors de la laïcité ?
Selon Erdogan, [le port du] turban est un commandement religieux qui doit être respecté. C’est aussi ce qu’affirment les oulémas… Mais continuons sur cette lancée : qu’arrivera-t-il si demain les oulémas interdisent que les banques prennent des intérêts… ou s'ils interdisent le mariage civil… Et si les oulémas décident qu’il ne peut y avoir d’égalité entre les témoignages des hommes et des femmes, ou les affaires d’héritage, ou le code de la famille… Que ferons-nous alors ? Si nous obéissons aux oulémas, comme dans le cas du turban, qu’adviendra-t-il de l’Etat laïc ? Si les oulémas dirigent l’Etat et la société, qu’arrivera-t-il à notre régime démocratique laïc ?
Et vers quels oulémas se tournera-t-on ? Les oulémas d’Erdogan ou d’autres oulémas ? La Turquie sera-t-elle régie par des fatwas ?
Erdogan considère-t-il les femmes turques à la tête non couverte comme des non-musulmanes ? A-t-il changé depuis l'époque où il considérait ceux qui n’appartenaient pas à son parti [islamiste] comme des non-musulmans ?
(...) Chacun vit selon ses propres convictions – ou absence de convictions. Nul ne peut imposer qu’il en soit autrement. C’est ainsi dans les sociétés et les Etats laïcs. Mais sur la scène publique, la vie selon la religion peut connaître certaines limites (…) »
B - Critique du refus, par le Premier ministre Erdogan, de la décision de la CEDH sur le voile
La décision de la CEDH sur le voile islamique met une fois de plus en avant le conflit qui oppose le président strictement laïc de la république turque, Ahmet Necdet Sezer, et l’AKP, au sujet des aspirations islamiques du gouvernement :
Le président Sezer : la décision doit être respectée ; le problème du turban est résolu
Suite à la décision de la CEDH, le président Sezer a dit aux reporters : « Il ne fait absolument aucun doute que l’affaire [du turban] est réglée (…) Elle l’a été à partir du moment où la Cour constitutionnelle de Turquie a rendu sa décision, basée sur l’article 2, irréversible, de notre constitution (…) La Cour européenne des droits de l’Homme a tranché conformément à notre Cour constitutionnelle, et cette [décision] doit être respectée. Il ne fait aucun doute que, d’un point de vue légal, l’affaire est close. » Le président Sezer a répété que la Constitution [turque] contenait des articles irréversibles, dont l’article sur la laïcité, soulignant que « nul ne peut modifier ces articles. » (16)
Le vice-président du principal parti d’opposition CHP, le député Ali Topouz, a dit : « Ce verdict a prouvé que les décisions prises précédemment par les tribunaux turcs sont valides. Le Premier ministre [Erdogan] et le président du Parlement [Bulent Arinc] ne peuvent plus appliquer leur programme, différent, sur la question du turban. L’affaire est close (...) S’ils s’entêtent, ils devront choisir entre le couvre-chef et l’Union européenne. » (17)
M. Tezic, président du Conseil turc d’enseignement supérieur (YOK), a déclaré : « La CEDH a confirmé sa décision antérieure. Or celle-ci doit être respectée. Elle doit l’être également en vertu de nos lois. Je m’attends donc à ce que ce débat prenne fin. La décision a été prise sur tribune internationale, excluant ainsi toute possibilité de modification (…) » (18)
Le vice-président du parti d’opposition ANAP, Edip Gaydali, a dit : « Les verdicts et les lois engagent toute la population. Les décisions [de la CEDH] au sujet [du voile islamique] ne sont pas sujettes à débat. » (19)