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 Mémoire collective commune

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Faj
Âme Sentimentale qui se lie à l'Anatolie
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Faj


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MessageSujet: Mémoire collective commune   Mémoire collective commune EmptyJeu 23 Fév - 17:48

Esther Benbassa : « Mon souci constant est de faire entrer les mémoires victimaires dans une mémoire collective commune »

Alors que se déroulera du 19 au 26 mars 2006 une série de manifestations intitulée « Le Pari(s) du vivre-ensemble » qu'elle organise avec Jean-Christophe Attias, l'universitaire Esther Benbassa a répondu aux questions de l'Observatoire du communautarisme. Guerre des mémoires, « intégration », minorités, laïcité, discriminations, politiques publiques : le propos est souvent incisif, parfois en désaccord avec les points de vue défendus par l'Observatoire, mais toujours une invitation à poursuivre la réflexion.

Esther Benbassa Esther Benbassa est directrice d'études à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, titulaire de la chaire d'histoire du judaïsme moderne. C'est aussi une intellectuelle engagée dans le débat public. Elle est, avec Jean-Christophe Attias, l'initiatrice du « Pari(s) du Vivre-Ensemble », qui se tiendra en divers lieux de la capitale du 19 au 26 mars. Et elle a codirigé l'ouvrage Juifs et musulmans. Une histoire partagée d'un dialogue à construire (La Découverte), en librairie le 9 mars.

Observatoire du communautarisme : Votre critique acerbe de la "religion de la Shoah" vous a valu, notamment de la part de certains intellectuels "organiques" de la communauté juive, de solides inimitiés. Dans le même temps - dans la mesure ou nous avons compris votre propos, vous vous faites l'avocate d'une "identité juive" spécifique, qui fait cet aller retour constant entre concept religieux et "ethnique", et qui se nourrit d'un mélange subtil de références culturelles, d'attachement à des valeurs séculières (mais spirituelles ?), et de lien émotionnel avec Israël. Le non-spécialiste de ces questions y perd un peu son latin. Pourriez-vous nous préciser votre pensée ?
Esther Benbassa : Lorsqu'elles se transforment en une sorte de culte séculier, avec des rites, des cérémonies, des interdits frappant quiconque n'accepterait pas leur diktat, la mémoire de la Shoah, comme toute autre mémoire, celles de l'esclavage ou de la colonisation, et même si chacune d'elles a son histoire et sa spécificité, hypothèquent le présent et l'avenir. La reconnaissance des mémoires blessées, meurtries, est certes une étape indispensable de la construction identitaire individuelle dans nos sociétés de plus en plus sécularisées. Cette reconnaissance se nourrit aussi de celle, par les politiques, les Etats, les régimes, des crimes commis dans le passé, laquelle soulage, dans le même temps, les porteurs de ces mémoires douloureuses. Cette étape franchie, on devrait pourtant se diriger vers leur historicisation, afin que leur transmission aux générations futures soit effectivement possible. Il n'y a pas que les historiens pour accomplir ce travail. Mais si ce n'est pas leur domaine réservé, c'est tout au moins leur métier que d'écrire l'histoire, y compris celle de ces mémoires, de les démonter et de les remonter comme des puzzles, avec la distanciation requise, de cerner le contexte qui a rendu possibles ces crimes, ces injustices. Séparer l'histoire de la mémoire est une illusion, les deux sont intimement imbriquées. Néanmoins, l'émotion, qui rend les mémoires incandescentes, s'atténue dans le processus d'entrée en histoire. A l'ère des revendications identitaires où nous nous trouvons, les mémoires sont érigées sur un piédestal, d'autant plus que nos points de repères sont de moins en moins fixes et enracinés dans des traditions héritées du passé, dans la religion, ou tout simplement dans un patrimoine culturel que les générations qui nous ont précédées croyaient immuable. Plus nos frontières bougent, plus la mondialisation nous aspire dans l'inconnu, plus les mémoires se renforcent et remplacent ce qui nous manque. En ces temps de crise économique et de flottement que connaissent nos sociétés européennes, nous assistons à un durcissement nationaliste au centre, auquel les minorités visibles ou pas répondent par des nationalismes identitaires et le repli dans des communautés (de « solidarité ») imaginées dont l'étendard est la mémoire, et bien sûr une mémoire victimaire difficilement transmissible, avec la même intensité, aux générations à venir.

La mémoire de la Shoah sert de paradigme à différents groupes qui, à juste titre, demandent que leur mémoire de souffrance trouve sa place dans la mémoire collective française. Que ces mémoires soient enseignées aux jeunes Français dès les premières années de l'apprentissage scolaire n'est que justice et peut se révéler unificateur pour toutes les composantes de la nation qui partageraient dès lors les heurs et malheurs de leur histoire enfin devenue commune. La mémoire comme religion relève d'un autre registre puisqu'elle enferme dans le passé et ses douleurs, créant une condition de victime à ceux qui s'en réclament. Comment vivre avec cette victimité et regarder le futur avec espoir ? Ce cloisonnement dans ses différentes conjugaisons tend vers la transformation de la mémoire, d'emblée déclarée comme sacrée, en religion intouchable. C'est ce qui advint à la mémoire légitime de l'extermination massive des Juifs pendant la guerre. La mise en perspective de cette mémoire du génocide avec d'autres ne peut que la rendre plus lisible. Au lieu de choisir cette voie, on proclame son unicité, son ineffabilité, l'impossibilité de la représenter, etc. Ainsi devient-elle une religion close sur elle-même, avec ses propres codes, le discours de l'unicité induisant inéluctablement l'isolement. Or rien de ce qui est humain n'est absolument unique, et tout peut se reproduire. Aucune leçon tirée du passé n'a empêché qu'il n'y ait d'autres génocides. A défaut d'injecter une dynamique culturelle et une créativité dans le groupe juif, les instances dirigeantes communautaires et leurs organes ont préféré cultiver la mémoire de la Shoah, davantage rassembleuse ne serait-ce qu'en raison du traumatisme que cette tragédie a engendré dans le vécu de plusieurs générations. Et c'est en passant par cette mémoire que les Juifs ont été un des premiers groupes dans notre France jacobine à mettre en avant leur identité propre, leur judéité, longtemps confinée à la sphère privée. Ce qui bien sûr intéresse aujourd'hui les minorités visibles, qui elles aussi sont dans une phase d'affirmation de leur identité, c'est de passer par la recherche mémorielle. Mais si cette mémoire s'arrête au dolorisme, comment pourra-t-elle alimenter une dynamique culturelle ? Nombre de Juifs sont aujourd'hui juifs par leur attachement à Israël et à la mémoire de la Shoah. Comment être juif d'une autre façon? Peut-être le temps est-il revenu de donner sens à une autre façon d'être juif. Se réaliser en tant que juif en diaspora, pleinement français, mais aussi confortablement juif, avec un savoir juif à la clé, qu'il soit traditionnel ou plus contemporain. Il me semble pourtant qu'il est peut-être trop tard pour se construire en nouveau juif diasporique. Le contentieux historique est trop lourd et le regard trop tourné vers Israël pour trouver de bonnes raisons de sortir de la religion de la Shoah et de la crainte d'antisémitisme, largement entretenues par Israël lui-même pour gagner la bataille de la communication face à une opinion publique internationale tentée de pencher du côté de la cause palestinienne. Depuis les années 1970, la Shoah est le credo de la droite israélienne. Et pour revenir à la diaspora, il faut bien constater que l'antisémitisme continue à revigorer une judéité par ailleurs de moins en moins juive. Triste victoire de ceux qui voulaient effacer toute trace juive en Europe. Bien sûr, la question se pose différemment pour les Juifs religieux dont le judaïsme est fortement balisé par la pratique et la croyance.

OC : Intraitable avec les intégrismes, vous êtes aussi critique d'une certaine laïcité "à la française". Que lui reprochez-vous ?
EB : La laïcité à la française est la conséquence d'une longue lutte entre l'Eglise et l'Etat et elle consigne la victoire de ce dernier sur une religion majoritaire et omnipotente. Cette laïcité, à l'origine, préconisait le respect des religions. L'islam, deuxième religion de France, par sa ferveur, sa pratique, sa proximité avec la tradition, réveille dans notre pays de vieilles frayeurs, comme s'il était lui-même une religion dominante. Le 11 septembre 2001 n'a fait que conforter une certaine fantasmagorie en cours sur l'islam déjà présente en France. Notre pays a rejoint la cohorte d'un Occident qui se sent menacé par l'islam planétaire. Si le terrorisme pratiqué par un islam fondamentaliste déstabilise l'Occident, il serait absurde de ramener tout l'islam au terrorisme. La propagande antimusulmane, l'islamophobie, l'anti-arabisme ont fait leur chemin dans les mentalités. Le débat sur le voile s'est inséré dans ce contexte de peur et aussi dans un climat de crise économique et identitaire que traverse la France. La laïcité, dernière valeur française à bénéficier encore d'une certaine aura, a été mise à contribution pour rassembler la nation autour d'une cause qui, en soi, n'en est pas une. Ce ne sont pas 1500 filles portant foulard qui mettaient la France en danger. On est allé jusqu'à légiférer sur les signes religieux distinctifs, tout en n'ayant en vue d'ailleurs que le foulard. Si cette loi a pu faciliter la tâche des proviseurs dans les écoles, qui pouvaient désormais s'appuyer sur elle pour demander aux récalcitrantes de se défaire de leur voile, on a en même temps assisté à un bras de fer superflu avec les musulmans. D'un côté, l'Etat proclame la laïcité, et de l'autre, Nicolas Sarkozy crée le Conseil français du culte musulman qui confine les musulmans à leur islam sans en tenir compte du fait que l'islam de France est pluriel et que nombre de musulmans ne se reconnaissent pas dans cette structure religieuse dont les membres ne sont pas tous d'une ouverture légendaire. Sarkozy a pris comme modèle le Consistoire créé en 1808 par Napoléon pour organiser le culte juif et en même temps contrôler l'intégration. On assiste là à une vraie contradiction dans l'application de la laïcité en France. La laïcité instaure, en principe, un espace neutre qui permet à toutes les religions de circuler librement et offre les conditions d'un vivre-ensemble possible. Lorsqu'elle se transforme en dogme, elle exclut plutôt qu'elle n'inclut. Et lors du brouhaha autour du voile, elle servait d'alibi pour défendre un nationalisme déguisé, produit de la crainte que suscite l'islam désormais perçu comme un danger intérieur et extérieur. Il y a tout un travail pédagogique à accomplir pour expliquer ce que signifie la laïcité et pour pouvoir retrouver l'inspiration de ses origines.

OC : Lors de certaines de vos communications, vous avez plaidé pour l'invention de "nouvelles formes de cohabitation", qui ne seraient ni le "jacobinisme assimilationniste" ni le communautarisme, également inopérants à vos yeux. Mais quel contenu à ces "nouvelles tentatives" en dehors de ce "ni-ni", en réponse à quelles problématiques, et pour quel projet de société ?
EB : Si communautarisme il y a, il ne correspond pas du tout à ce que l'Etat s'imagine dans la continuité de la tradition jacobine, à savoir une sorte de « nation » dans la Nation. Aujourd'hui, les minorités visibles aspirent à des communautés imaginées, expression de leur nationalisme diasporique. Il s'agit en fait de « patries » remplaçant celles auxquelles on aimerait se rattacher, souvent symboliquement. Un beur est plus français qu'algérien, tunisien ou marocain. Et il aurait beaucoup de mal à trouver sa place dans le bled du père ou du grand-père, d'autant plus qu'il ne connaît d'ordinaire pas l'arabe. Il en est de même du Juif fortement attaché à Israël, où il se contente d'aller passer des vacances ou d'acheter un appartement pour le cas où, un jour, il aurait à chercher refuge – reproduisant mentalement les épisodes douloureux vécus par les générations précédentes pendant la guerre. Et la mémoire sert de ciment à ces nationalismes d'un type nouveau. Ces communautés imaginées composites elles-mêmes auront tendance dans l'avenir, suivant le modèle d'organisation politique des Juifs (comme le CRIF), à s'ériger en lobbies pour se faire entendre et se positionner sur l'échiquier social et politique. C'est ce qu'a fait par exemple récemment le CRAN, fondé par le rassemblement de différentes associations noires.
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MessageSujet: Re: Mémoire collective commune   Mémoire collective commune EmptyJeu 23 Fév - 17:50

(suite)

En panne de projets sociaux et politiques d'envergure, l'Etat encourage les regroupements autour de la mémoire de la souffrance. La compassion est plus facile à donner qu'un travail, un logement décent, etc. Nous sommes dans un cercle vicieux, puisque le lobbying, à son tour, devient le seul outil pour combattre la discrimination et exiger l'égalité des chances. D'un autre côté, le jacobinisme et son credo assimilationniste n'ont fonctionné qu'en surface. Les Juifs si attachés à la France jusqu'à un récent passé, clamant haut et fort les principes républicains, dévoués à la patrie jusqu'à ne pas hésiter à mourir pour elle, n'ont pas pour autant cessé d'être juifs. L'assimilation totale n'a opéré que dans des proportions limitées. Il n'est plus possible de nos jours, quand les principes fondateurs de la République sont largement affaiblis, de demander aux minorités visibles d'agir comme les Juifs l'ont fait à partir de leur accès à la citoyenneté en 1790 et 1791. De surcroît, le contentieux des minorités visibles avec la République pèse dans la balance, que ce soit l'esclavage ou la colonisation. La France est plurielle mais pas encore pluraliste. On est français désormais avec son islamité, sa judéité, son arabité, sa couleur. Nous sommes français avec notre identité hybride. L'individualisme qui nous est inhérent craint le collectif. Et lorsqu'il l'accepte, il ne le fait que dans la diversité. Une France pluraliste sera aussi une France rassembleuse, en mesure de ne plus discriminer, une France qui s'accepte telle qu'elle est et qui ne rêve pas seulement de son passé glorieux révolu. Cette France aux voix multiples et colorées a un avenir.

OC : Dans ce contexte, quelles mesures envisagez-vous pour réduire les inégalités résultant de discriminations au faciès et au patronyme? Etes-vous en faveur de la "discrimination positive", c'est à dire de politiques de discrimination inverse en rupture avec le concept d'égalité des droits ?
EB : Le concept d'égalité des droits a fabriqué de l'injustice masquée. Peut-on une seconde imaginer que celui qui s'appelle Mohammed bénéficie des mêmes droits que François, Pierre ou Martin ? Nous utilisons encore des codes monarchiques. Le féodalisme continue à régir les relations sociales. Dans une France hiérarchisée, l'accès aux lieux névralgiques présuppose des allégeances qu'on reçoit en héritage de sa famille, de son lieu d'éducation, de ses fréquentations, de son lieu d'habitation, etc. Comment, lorsqu'on vient de la banlieue, qu'on a un physique qui vous différencie du Français type et qu'on porte un nom aux consonances non autochtones, enjamber ces barrières ? Je suis aussi une immigrée et je connais quelque peu le prix à payer pour l'intégration. Et pourtant, je suis une immigrée un peu exceptionnelle puisque je connaissais le français à mon arrivée et que je venais en France bardée de diplômes pour continuer mes études et non pour chercher du travail. Si on a bien voté la parité, pourquoi n'instaurerait-on pas pour un temps la discrimination positive afin de donner un coup de pouce à la réalisation de l'égalité des chances ? On n'est pas pour rien jacobin…

OC : Vous n'aimez guère le discours victimiste. Pourtant, beaucoup de communautés qui se constituent en ce moment ont principalement pour contenu, définition, et projet de "dénoncer" une injustice dont ils feraient l'objet, de revendiquer une politique de réparation. Qu'en pensez vous ?
EB : Le dolorisme est une constante de notre époque et ceci à tous les niveaux. Nos sociétés modernes aiment les victimes parce qu'elles culpabilisent de leur trop de bien-être. Au moindre bobo, on envoie un psychologue pour panser la blessure. Les « communautés » imaginées se construisent sur des mémoires de meurtrissures, de blessures et de souffrances. Qui vous écouterait si vous vous portiez bien ? L'écoute est proportionnelle à la quantité de souffrances. Ainsi, la place sur l'échiquier politique et social se mesure selon une échelle de Richter de la souffrance. Et la guerre des mémoires résulte de cette compétition inévitable, puisqu'il n'y a pas assez de place pour toutes les victimes. D'où aussi la surenchère de victimité. Ce courant nous vient des Etats-Unis et nous ne sommes qu'au tout début de la future concurrence des victimes qui risque d'occulter le vrai débat politique. La tyrannie des mémoires me fait peur, c'est un diktat implacable, culpabilisant avec une multitude de « devoirs de mémoire » qui vous enferment dans un labyrinthe où la liberté et la pensée sont étouffées. Surgissent en même temps les activistes de la mémoire, sorte de police qui dicte ce qu'il faut faire ou pas, qui enregistre tout éloignement de la doxa « légitime ». La mémoire dès lors passe de son statut de marqueur identitaire à celui de chape pesant sur l'individu, le repliant sur lui-même et sur ceux qu'ils considèrent comme les siens, et le coupant des autres.

OC : Même question, dans l'autre sens. Qui est le destinataire de ces revendications ? Qui est l'autre de ces communautés victimes ? Est-ce qu'à terme on va pouvoir exister (faire carrière, être défendu, se projeter dans une histoire collective...) sans s'arrimer solidement à un groupe de revendications quelconque ?
EB : Ceux qui ne partagent pas mon devoir de mémoire sont mes ennemis : voilà le possible cheminement de la focalisation mémorielle. Et pourtant, pourquoi penser que tous les Français sont fils de collabos, de colons et d'esclavagistes ? Les revendications souvent légitimes des uns ne doivent pas enfermer les autres dans des rôles qu'ils n'ont pas envie de jouer et des devoirs qu'ils ne souhaitent pas porter sur leurs épaules. On risque, si on manque de vigilance, d'aboutir à un partage caricatural entre bons souffrants et méchants supposés avoir fait subir la souffrance. Même si on est descendant de colons, de collabos ou d'esclavagistes, on n'est pas obligé de payer indéfiniment pour les crimes d'aïeux parfois fort lointains. Une vision du monde réductrice, passéiste, victimaire et sans partage de responsabilité. Le devoir de mémoire vous responsabilise pour votre groupe et non pour les autres. L'idée de la souffrance des siens est si grande qu'elle ne peut plus faire place à celle des autres. Un danger de cécité inévitable. D'où mon souci constant de vouloir faire entrer ces mémoires dans une mémoire collective commune, dans une histoire que nous serions supposés partager afin de faire notre chemin plus tard ensemble. Une façon d'alléger nos mémoires. Je revendique le droit d'oublier pour vivre et me projeter dans l'avenir, d'oublier les souffrances sans oublier ce que je suis : un être responsable de ce qui se passe dans le monde et ceci à chaque instant. Je suis juive, je l'assume, mais une Juive en éveil pour qui l'Autre est un allié. Les groupes contrôlent la liberté, dictent les comportements et empêchent de progresser. La liberté exercée sans l'appui d'un groupe vous fragilise, mais je préfère vivre dangereusement.

OC : Vous connaissez bien, pour y avoir vécu un peu longuement, différentes sociétés, différents modes de gestion du bien commun, des organisations collectives et des libertés individuelles. Pouvez-vous faire une typologie des atouts et des fragilités des unes et des autres ?
EB : Il n'existe pas de modèle parfait. C'est vrai que les Etats-Unis, en raison de leur origine liée à l'immigration, ont créé un modèle multiculturaliste qui, malgré ses défauts, fonctionne sur place assez correctement. On peut y être parfaitement américain et se revendiquer en même temps latino, noir, portoricain, etc. Le point commun reste un patriotisme américain qui rassemble même ceux qui ne sont pas encore des citoyens américains. Le rêve américain reste un facteur unificateur de taille. Le rêve français, lui, s'étiole. On vient désormais de pays pauvres en France chercher du travail, mais il n'y a plus ce rêve français qui a nourri les espoirs de générations entières y compris la mienne – la Révolution française, la réhabilitation de Dreyfus bercèrent en effet notre jeunesse dans mon Istanbul natal. Le rêve américain, même lorsqu'il ne se réalise pas, demeure un vrai rêve porteur et énergisant, un rêve puissant. Les laissés-pour-compte de ce rêve sont nombreux, mais la question reste de savoir pourquoi ils persistent dans leur patriotisme. On trouve encore facilement du travail aux Etats-Unis, ce qui sauvegarde la dignité des immigrés. Patriotisme et travail font un ensemble et injectent aux Etats-Unis cette dose d'optimisme qui nous fait défaut. Chez nous, l'initiative personnelle est bloquée, l'ambition mal vue, la réussite reste suspecte. Nous nous accrochons à nos maigres privilèges, laissant dans la précarité les jeunes et ceux qui sont issus de l'immigration. Et nous sommes remplis d'amertume. Nous avons des principes mais pas assez de pragmatisme pour chercher une issue à notre marasme autre que la sempiternelle plainte. La discrimination positive en Amérique a dégrippé l'ascenseur social. Quel étonnement que de voir environ 40% d'Asiatiques dans des universités prestigieuses, lorsqu'on sait qu'ils n'étaient que 2% il y a seulement une génération ! Ce n'est pas encore le cas chez nous. Aux Pays-Bas, où j'ai vécu une année, certes les problèmes sont nombreux concernant la question de l'immigration. La tolérance hollandaise, qui n'était en fait que de l'indifférence, se révèle aujourd'hui pour ce qu'elle est. Néanmoins, personne là-bas ne s'offusque de voir une jeune fille voilée vendeuse dans une bijouterie…

Il conviendra de prendre de chacun des modèles ce qui a le mieux réussi et de l'adapter. En tout cas, la discrimination positive, qui n'a jamais exclu le mérite, est un remède utile. Il est bien curieux qu'on traduise « affirmative action », qui sonne si positif, par une formule nettement plus ambiguë : « discrimination positive ». En tout état de cause, tant qu'il n'y aura pas une véritable politique d'embauche, de réforme de l'école pour l'adapter à la société actuelle, un effort de combat pratique et pédagogique contre la discrimination duquel les médias seraient partie prenante, un décongestionnement des ghettos, des programmes de formation offerts par les entreprises pour recruter les jeunes issus de l'immigration, une valorisation de la diversité par des mesures concrètes, préparons-nous dans les années à venir aux pires désordres. Ce ne sont pas les miettes qui régleront les problèmes de fond. Ce n'est pas avec des discours du genre « eux » et « nous » qu'on ira très loin. Et ma remarque vaut aussi bien pour la majorité que pour les minorités. Ces jeunes issus de l'immigration sont des Français, cessons de l'ignorer. Mais demandons-leur à eux aussi de ne pas oublier que la France est leur pays.

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MessageSujet: Re: Mémoire collective commune   Mémoire collective commune EmptyVen 24 Fév - 15:10

C'est hyper intéressant Cool droit
J'ai essayé de TOUT lire mais c'est tellement long !!!
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Faj
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MessageSujet: Re: Mémoire collective commune   Mémoire collective commune EmptyVen 24 Fév - 15:25

C'est pour cela que le texte est divisé en 2 Yeux roulants
Allez, courage Bisous-Calins
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MessageSujet: Re: Mémoire collective commune   Mémoire collective commune EmptyVen 24 Fév - 15:26

Faj a écrit:
C'est pour cela que le texte est divisé en 2 Yeux roulants
Allez, courage Bisous-Calins
Merci mais je pense que je vais copier/coller pour le lire tranquillos à la maison ce WE LangueSmiley de débug
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