THÉ Et FEU
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 Y a-t-il des Etats voyous ?

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ilker
Ami Serein du Thé Ecarlate
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ilker


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MessageSujet: Y a-t-il des Etats voyous ?   Y a-t-il des Etats voyous ? EmptySam 2 Avr - 12:17

Dans la "guerre" contre le terrorisme, après le 11 septembre, l'administration Bush a employé des termes comme "guerre" justement ou encore "Etats voyous" (rogue States). Je mets ici un texte intéressant du philosophe Jacques Derrida qui analyse ces mots, leur utilisation et signification.

Citation :


Y A-T-IL DES ÉTATS VOYOUS ?

La raison du plus fort

L’abus de pouvoir est constitutif de la souveraineté même. Qu’est-ce que cela signifie, quant aux rogue States - les « Etats voyous » ? Eh bien, que les Etats qui sont en état de les dénoncer, d’accuser les violations du droit, les manquements au droit, les perversions et les déviations dont serait coupable tel ou tel rogue State, ces Etats-Unis qui disent se porter garants du droit international et qui prennent l’initiative de la guerre, des opérations de police ou de maintien de la paix parce qu’ils en ont la force, ces Etats-Unis et les Etats qui s’allient à eux dans ces actions, ils sont eux-mêmes, en tant que souverains, les premiers rogue States.

Avant même qu’on ait à constituer les dossiers (d’ailleurs utiles et éclairants) qui instruisent par exemple les réquisitoires d’un Chomsky ou d’un W. Blum, et les ouvrages intitulés Rogue States. Ce n’est pas faire injure à ces ouvrages courageux que d’y regretter l’absence d’une pensée politique conséquente, notamment au sujet de l’histoire et de la structure, de la « logique » du concept de souveraineté. Cette « logique » ferait apparaître que, a priori, les Etats qui sont en état de faire la guerre aux rogue States sont eux-mêmes, dans leur souveraineté la plus légitime, des rogue States abusant de leur pouvoir. Dès qu’il y a souveraineté, il y a abus de pouvoir et rogue State. L’abus est la loi de l’usage, telle est la loi même, telle est la « logique » d’une souveraineté qui ne peut régner que sans partage. Plus précisément, car elle n’y arrive jamais que de façon critique, précaire, instable, la souveraineté ne peut que tendre, pour un temps limité, à régner sans partage. Elle ne peut que tendre à l’hégémonie impériale. User de ce temps, c’est déjà abuser - comme le fait ici même le voyou que donc je suis. Il n’y a donc que des Etats voyous. En puissance ou en acte. L’Etat est voyou. Il y a toujours plus d’Etats voyous qu’on ne pense. Plus d’Etats voyous, comment l’entendre ?

Apparemment, à la fin de ce grand tour, on serait ainsi tenté de répondre « oui » à la question posée dans le titre : « La raison du plus fort : y a-t-il des Etats voyous ? » Oui, n’est-ce pas, il y en a, mais plus qu’on ne pense et ne dit, et toujours plus. C’est là un premier retournement.

Mais voici le dernier retournement, le tout dernier. Le tout dernier tour d’une volte, d’une révolution ou d’une revolving door. En quoi consiste-t-il ? On serait d’abord tenté, mais je résisterai à cette tentation aussi facile que légitime, de penser que là où tous les Etats sont des Etats voyous, là où la voyoucratie est la cratie même de la souveraineté étatique, là où il n’y a que des voyous, il n’y a plus de voyous. Plus de voyous. Là où il y a toujours plus de voyous qu’on ne le dit ou le fait accroire, il n’y a plus de voyous. Mais au-delà de cette nécessité intrinsèque, en quelque sorte, de mettre hors d’usage le sens et la portée du mot « voyou », dès lors que plus il y en a moins il y en a, et que le « plus de voyous », « plus d’Etats voyous » signifie deux choses aussi contradictoires, il y a une autre nécessité de mettre fin à cette appellation et de circonscrire son époque, de délimiter le recours fréquent, récurrent, compulsif que les Etats-Unis et certains de leurs alliés ont pu y faire.

Mon hypothèse est celle-ci : d’une part, cette époque a commencé à la fin de ladite guerre froide pendant laquelle deux superpuissances surarmées, membre fondateurs et permanents du Conseil de sécurité, croyaient pouvoir faire régner l’ordre dans le monde par un équilibre de la terreur nucléaire et inter-étatique ; d’autre part, même si on continue ici ou là de se servir de cette locution, sa fin s’est, plutôt qu’annoncée, théâtralement, mediathéâtralement confirmée le 11 septembre (date indispensable pour se référer économiquement à un événement auquel ne correspond aucun concept, et pour cause, un événement d’ailleurs constitué, de façon structurelle, comme événement public et politique - donc au-delà de toutes les tragédies des victimes devant lesquelles on ne peut que s’incliner dans une compassion sans limite - par cette puissante médiathéâtralisation calculée des deux côtés).

Avec les deux tours du World Trade Center, s’est visiblement effondré tout le dispositif (logique, sémantique, rhétorique, juridique, politique) qui rendait utile et signifiante la dénonciation somme toute rassurante des Etats voyous. Très tôt après l’effondrement de l’Union soviétique (« effondrement » parce qu’il y a là l’une des prémisses, l’un des premiers tours de l’effondrement des deux tours), dès 1993, Clinton, à son arrivée au pouvoir, inaugurait en somme la politique de représailles et de sanction contre les Etats voyous en déclarant, à l’adresse des Nations unies, que son pays ferait l’usage qui lui semblerait approprié de l’article exceptionnel (l’article 51) et que, je cite, les Etats-Unis agiront « de manière multilatérale si possible, mais de manière unilatérale si nécessaire ».

Cette déclaration fut reprise et confirmée plus d’une fois : par Madeleine Albright quand elle était ambassadeur auprès des Nations unies ou par William Cohen, secrétaire à la défense. Celui-ci annonçait que, contre les Etats voyous en somme, les Etats-Unis étaient prêts à intervenir militairement de façon unilatérale (donc sans l’accord préalable de l’ONU ou du Conseil de sécurité) chaque fois que leurs intérêts vitaux seraient en jeu ; et par intérêts vitaux, il entendait décrire, je cite, « un accès sans entraves aux marchés-clés, aux sources d’énergie et aux ressources stratégiques » et tout ce qui serait déterminé comme intérêt vital par une « juridiction nationale ». Il suffirait donc que, à l’intérieur des Etats-Unis et sans consulter personne, les Américains jugent que leur « intérêt vital » le commande pour se donner raison, une bonne raison, d’attaquer, de déstabiliser ou de détruire tout Etat dont la politique serait contraire à cet intérêt.

Pour justifier cette unilatéralité souveraine, ce non-partage de souveraineté, cette violation de l’institution supposée démocratique et normale des Nations unies, pour donner raison à cette raison du plus fort, il fallait alors décréter que ledit Etat tenu pour agresseur ou menaçant agissait en Etat voyou. « Un Etat voyou, disait bien Robert S. Litwak, est celui que les Etats-Unis définissent comme tel. » Et cela au moment même où, annonçant qu’ils agiraient unilatéralement, les Etats-Unis se posaient eux-mêmes en Etats voyous. Etats voyous, les Etats-Unis qui furent le 11 septembre officiellement autorisés par l’ONU à agir comme tels, c’est-à-dire à prendre toutes les mesures jugées nécessaires pour se protéger, partout dans le monde, contre ledit « terrorisme international ».

Mais que s’est-il passé ou, plus exactement, signalé, explicité, confirmé le 11 septembre ? Au-delà de tout ce qu’on a pu en dire, plus ou moins légitimement, et sur quoi je ne reviendrai pas, qu’est-ce qui est devenu clair ce jour-là, un jour qui ne fut pas aussi imprévisible qu’on l’a prétendu ? Ce fait massif et trop évident : après la guerre froide, la menace absolue n’avait plus une forme étatique. Si elle avait été contrôlée par deux superpuissances étatiques, dans l’équilibre de la terreur, pendant la guerre froide, la dispersion du potentiel nucléaire hors des Etats-Unis et de leurs alliés n’était plus contrôlable par aucun Etat. Même si on essaie d’en contenir les effets, beaucoup d’indices pourraient montrer à l’évidence que si traumatisme il y a eu, le 11 septembre, aux Etats-Unis et dans le monde, il ne consistait pas, comme on le croit trop souvent du traumatisme en général, en un effet blessant produit par ce qui s’était déjà effectivement passé, venait de se passer actuellement, risquait de se répéter une fois de plus, mais dans l’appréhension indéniable d’une menace pire et à venir.

Le traumatisme reste traumatisant et incurable parce qu’il vient de l’avenir. Le virtuel traumatise aussi. Le traumatisme a lieu là où l’on est blessé par une blessure qui n’a pas encore eu lieu, de façon effective et autrement que par le signal de son annonce. Sa temporalisation procède de l’à-venir. Or ici l’avenir, ce n’est pas seulement la chute virtuelle d’autres tours et structures semblables, ou encore la possibilité d’une attaque bactériologique, chimique ou « informatique », etc. Même si cela n’est jamais à exclure. Le pire à venir, c’est une attaque nucléaire menaçant de détruire l’appareil d’Etat des Etats-Unis, c’est-à-dire d’un Etat démocratique dont l’hégémonie est aussi évidente que précaire, en crise, d’un Etat supposé garant, seul et ultime gardien de l’ordre mondial des Etats normaux et souverains. Cette virtuelle attaque nucléaire n’exclut pas les autres, elle peut être accompagnée d’offensives chimiques, bactériologiques, informatiques.

Or ces agressions avaient très tôt été imaginées, dès l’apparition du terme rogue State. Mais alors elles étaient identifiées, dans leur origine, à des Etats et donc à des puissances organisées, stables, identifiables, localisables, territorialisées, et qui, non suicidaires ou supposés telles, pouvaient être sensibles aux armes de dissuasion. En 1998, le House Speaker (1), Newt Gingrich, disait fort bien que l’URSS avait été rassurante dès lors que son pouvoir, exercé de façon bureaucratique et collective, donc non suicidaire, était sensible à la dissuasion. Il ajoutait que malheureusement ce n’était plus le cas de deux ou trois régimes dans le monde aujourd’hui. Il aurait dû préciser que justement il ne s’agissait même plus d’Etats ou de régimes, d’organisations statiques liées à une nation ou à un sol.

Très vite, je l’ai vu moi-même à New York, moins d’un mois après le 11 septembre, des membres du Congrès précisaient à la télévision que des mesures techniques appropriées avaient été prises pour qu’une attaque sur la Maison Blanche ne détruise pas en quelques secondes l’appareil d’Etat et tout ce qui représente l’Etat de droit. A aucun moment le président, le vice-président et la totalité du Congrès ne se trouveraient ensemble dans le même lieu au même instant, comme cela arrive parfois, par exemple le jour de la Déclaration présidentielle sur l’état de l’Union. Cette menace absolue était encore contenue au temps de la guerre froide par une théorie des jeux stratégiques. Elle ne peut plus être contenue là où la menace ne vient plus d’un Etat constitué ni même potentiel qu’on pourrait traiter en Etat voyou. Cela frappait de vanité ou d’inutilité toutes les dépenses de rhétorique (sans parler des dépenses militaires) pour justifier le mot de guerre et la thèse selon laquelle la « guerre contre le terrorisme international » devait viser des Etats déterminés qui servaient de soutien financier, de base logistique ou de havre au terrorisme ; ou qui pouvaient, comme on dit là-bas, sponsor ou harbour [soutenir ou héberger] les terroristes.

Guerre et terrorisme

Tous ces efforts pour identifier des Etats « terroristes » ou des Etats voyous sont des « rationalisations » destinées à dénier plus que l’angoisse absolue, la panique ou la terreur devant le fait que la menace absolue ne peut plus procéder ou rester sous le contrôle de quelque Etat, de quelque forme étatique que ce soit. Il fallait dissimuler, par cette projection identificatoire, il fallait d’abord se dissimuler que des puissances nucléaires ou des armes de destruction massive sont virtuellement produites et accessibles en des lieux qui ne relèvent plus d’aucun Etat. Pas même d’un Etat voyou. Les mêmes efforts, les mêmes gesticulations, les mêmes « rationalisations », les mêmes dénégations s’épuisent en vain, tout en tentant désespérément d’identifier des Etats voyous, à assurer la survie de concepts aussi moribonds que ceux de guerre (selon le bon vieux droit européen) et de terrorisme. On n’a plus dorénavant affaire ni à une guerre internationale classique, parce qu’aucun Etat ne l’a déclarée ni ne s’y engage en tant que tel contre les Etats-Unis, ni, là où aucun Etat-nation n’y est présent en tant que tel, à une guerre civile, ni même à une « guerre des partisans » (selon cet intéressant concept de Schmitt) puisqu’il ne s’agit plus de résistance à une occupation territoriale, de guerre révolutionnaire ou de guerre d’indépendance pour libérer un Etat colonisé et en fonder un autre. Pour ces mêmes raisons, on jugera sans pertinence le concept de terrorisme, qui a toujours été justement associé à des « guerres révolutionnaires », à des « guerres d’indépendance » ou à des « guerres de partisans » dont l’Etat a toujours été l’enjeu, l’horizon et le terrain.

Il n’y a donc plus que des Etats voyous et il n’y a plus d’Etat voyou. Le concept aura touché sa limite et la fin, plus terrifiante que jamais, de son époque. Cette fin fut toujours proche, dès le début. A tous les signes en quelque sorte conceptuels que je viens d’en relever, il faut ajouter celui-ci, qui figure un symptôme d’un autre ordre. Ceux-là mêmes qui, sous Clinton, ont le plus accéléré et intensifié cette stratégie rhétorique, et abusé de l’expression diabolisante de rogue State, ce sont ceux qui, à la fin, le 19 juin 2000, ont déclaré publiquement qu’ils avaient décidé d’abandonner au moins le mot. Madeleine Albright fait savoir que le département d’Etat n’y voyait plus une dénomination appropriée et que désormais on dirait, de façon plus neutre et modérée, States of concern.

Comment traduire States of concern en gardant son sérieux ? Disons « Etats préoccupants », Etats qui nous donnent bien du souci, mais aussi Etats dont nous devons sérieusement nous préoccuper, et nous occuper, pour bien traiter leur cas. Leur cas, au sens médical et au sens judiciaire. En fait, cela fut noté, l’abandon de ce terme signale une véritable crise dans le système et le budget de la défense missile antimissile. Après quoi, si Bush a, ici ou là, réactualisé l’expression, celle-ci est tombée, sans doute à jamais, en désuétude. C’est en tout cas mon hypothèse et celle dont j’ai tenté de justifier la raison dernière. Et le fond sans fond. Le mot « voyou » fut envoyé, envoyé par le fond, son envoi a une histoire, et comme le mot rogue, il n’est pas éternel.

Mais « voyou » et rogue survivront quelque temps aux Etats voyous et aux rogue States qu’ils auront en vérité précédés.

Jacques Derrida.
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