Le 23 mai 1996, l’hebdomadaire français L’Express publie l’interview d’un « spécialiste » en géopolitique qui se présente déjà comme professeur à l’Université de Paris VIII et membre du Centre de recherches et d’analyses géopolitiques (CRAG), dirigé par l’éminent géographe Yves Lacoste. En réalité, ce « professeur » n’est autre que Frédéric Encel, jeune doctorant en géopolitique qui achève à peine sa thèse sur la ville de Jérusalem et qui ne bénéficie d’aucune insertion universitaire particulière, si ce n’est son statut d’étudiant au département de géographie de la dite Université. Ce simple épisode suffirait à témoigner de la « posture » adoptée par ce futur expert reconnu en géopolitique : jouer sur l’ambivalence de ses titres académiques et sur une forme de « multipositionnalité stratégique » qui doit moins cependant à son cursus universitaire et à sa renommée scientifique qu’à ses réseaux sociaux, politiques et sécuritaires.
Illusionnisme géopolitique et usurpation académique
Dix ans plus tard, Frédéric Encel continue à cultiver l’ambivalence auprès des médias et des institutions : alors qu’il ne bénéficie toujours d’aucune forme d’insertion professionnelle attestée, il se présente volontiers comme professeur à la prestigieuse Ecole nationale d’administration (ENA) et à l’Institut d’Etudes Politiques de Rennes, créant ainsi l’illusion de la rigueur et de la « scientificité » de ses analyses. Certes, F. Encel ne fait pas exception. Comme lui, de nombreux experts sécuritaires jouent très largement aujourd’hui sur le flou de leurs titres et de leurs appartenances académiques et institutionnelles (Antoine Basbous, Roland Jacquard, Antoine Sfeir pour ne citer qu’eux), afin de se créer un semblant de compétence, mais surtout pour masquer leurs « liaisons dangereuses », sinon « honteuses », avec certains services très spéciaux. De ce point de vue, F. Encel n’est qu’un produit parmi d’autres de la « dérive sécuritaire » que connaît l’expertise géopolitique et qui a trouvé dans le contexte post-11 septembre un nouveau fonds de commerce médiatique. Pourtant, on ne saurait s’arrêter à cette nouvelle identité corporatiste (l’expertise sécuritaire vulgarisée), désormais valorisée médiatiquement. Car Frédéric Encel n’est pas seulement un « expert à la mode », il est aussi le défenseur d’une « géopolitique militante » qui a conquis ces dernières années ses lettres de noblesse médiatiques. Invité dans de très nombreuses émissions de télévision et de radio (plus d’une cinquantaine de participations entre 2002 et 2005), auteur de tribunes dans le presse écrite (Le Figaro étant son lieu de prédilection), F. Encel tente de banaliser auprès du grand public une vision très idéologique des relations géopolitiques, en général, et de la situation proche-orientale, en particulier. Sous couvert de la neutralité de l’ « expert », du « chercheur » ou de l’« universitaire », F. Encel développe des « théories de sens commun » sur le Proche-Orient qui le rapprocherait davantage des thèses véhiculées par certains cercles du Likoud (principal parti de droite en Israël), voire de l’extrême-droite, que des « nouveaux historiens » israéliens (historiographie critique). Sur ce plan, l’on peut affirmer que la nouvelle « coqueluche géopolitique » des médias français a réussi son pari : vulgariser et banaliser en France des analyses sécuritaires et droitières sur le conflit israélo-palestinien qui font l’apologie du culte de la force au mépris des démarches dialogiques et pacifiques. Sur ce plan, le mépris de Frédéric Encel pour un personnage comme Shimon Pérès (Parti travailliste) et son admiration sans borne pour Ariel Sharon (Likoud) ne doivent rien au hasard. Le jeune expert s’inscrit clairement dans une démarche militante qui entend traquer de manière obsessionnelle la « palestinophilie française » et conforter une vision à la fois néo-orientaliste et paternaliste du monde arabo-musulman.
Une démarche militante sous couvert d’expertise
S’il fallait reconnaître un mérite à F. Encel, c’est celui de brouiller les pistes sur ses affiliations politiques et idéologiques, se présentant tantôt comme un « expert » sympathisant de la gauche républicaine, tantôt proche de certains cercles de la droite « dure » israélienne, encore que ces deux modes de positionnement ne soient pas toujours inconciliables dans les faits car ils renvoient à des espaces politiques distincts : « républicain modéré » en France, « faucon convaincu » concernant le présent et l’avenir d’Israël. Pourtant, au-delà d’une capacité géniale à jouer sur une multiplicité de registres politiques et axiologiques, F. Encel s’inscrit dans une tradition idéologique bien marquée que sa prudence rhétorique parvient à peine à masquer : un attachement à l’une des conceptions les plus radicales du sionisme politique, prônée par le leader d’extrême droite Ze’ev Vladimir Jabotinsky.
Une version aseptisée et présentable de l’idéologie du Bétar...
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