La liberté d’expression a-t-elle des limites ?
On a le droit de critiquer l’islam, mais on a le devoir de le faire avec intelligence. C’est la leçon à tirer de l’affaire Redeker et de la polémique sur les caricatures de Mahomet.
C’est l’histoire d’un « mais » interdit. « Mais » est une conjonction de coordination destinée à introduire une restriction, une nuance, une contradiction entre deux affirmations également assumées par le locuteur. Exemple : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire. » En matière de liberté d’expression, cette phrase de Voltaire demeure l’étalon du devoir de tolérance inscrit au cœur du projet démocratique. Les récentes menaces et polémiques sur la libre critique de l’islam ont obligé les démocrates à revoir leur grammaire, à réentendre dans ce « mais » le fondement de la liberté d’expression, c’est-à-dire non le consensus mais la tension.
Prenons, comme emblématique de ce désarroi démocratique face à l’islamisme, la plus franco-française de ces affaires : Robert Redeker, un professeur de philosophie de Toulouse, est menacé de mort par des groupuscules islamistes mal identifiés – et d’autant plus inquiétants – pour avoir signé dans Le Figaro le 19 septembre dernier une diatribe musclée contre l’islam, son prophète et ses croyants. Les pétitions de soutien à Robert Redeker, lancées par des groupes divers, ne tardent pas à réunir des milliers de signatures. Revendication unanime : la défense de la liberté d’expression et, en ce nom, l’appel aux pouvoirs publics pour qu’ils protègent le professeur et sa famille.
Mais, car il y a un « mais », ce bel et indispensable accord s’est vite fissuré sur un « mais » de trop. D’un côté, ceux qui assortissent leur soutien d’une critique à l’encontre des propos de Redeker (« je me bats pour sa libre expression, mais je ne suis pas d’accord avec lui ») ; de l’autre, ceux qui signent un accord inconditionnel, « quel que soit le contenu de l’article », et voient dans la réserve du camp d’en face « une concession à la barbarie ». Et nous voilà derechef dans un tout petit débat sclérosé à la française quand on attendait un grand souffle de questions. Interdit, du coup, de discuter les arguments du « mais », interdit surtout de remettre dans le débat public le texte de Robert Redeker que les intégristes veulent justement ne pas y voir paraître.
Il suffisait de regarder Mots croisés sur France 2 le 16 octobre pour s’en convaincre. Yves Calvi, en grand inquisiteur, coupait autoritairement la parole à tous les autres débatteurs qui s’aventuraient grammaticalement au-delà de la proposition principale. Vous aviez au choix : « l’islam menace la liberté d’expression », « on ne peut pas critiquer l’islam », « l’islam est incompatible avec la démocratie ». Non, il n’y a pas de « mais ». Même interdiction sur le plateau de Guillaume Durand, où Olivier Roy, un des meilleurs islamologues français, n’a pas eu le droit, face au tir de barrage de cinq « esprits libres » en face de lui, d’énoncer la moindre explication sur les visages divers de l’islam mondialisé. A quoi sert alors d’organiser un débat sur de l’indiscutable a priori ?
Il y avait pourtant, à propos de ces « mais », bien des choses à dire. Vous aviez le « mais » religieux, que l’on entendit s’élever également pour critiquer les caricatures danoises de Mahomet et les propos du pape à Ratisbonne le 12 septembre (il citait la charge d’un empereur byzantin du XVe siècle contre la nature belliqueuse de l’islam). Ce « mais » religieux peut être glosé ainsi : oui, les protestations violentes contre les attaques ou caricatures de l’islam sont inadmissibles, oui à la liberté d’expression, mais dans le respect des croyances de chacun. Nul besoin d’être un anticlérical acharné pour trouver ce « mais »-là spécieux. Si la liberté d’expression impose de ne choquer personne, il ne s’agit alors plus de défendre une liberté mais d’organiser la répression des opinions. Certes, la loi prévoit, au nom d’une certaine conception de l’ordre public ou de la morale, des limites à la liberté d’expression. De là à proposer, comme le font deux députés UMP (Jean-Marc Roubaud et Eric Raoult), de réintroduire la sanction du blasphème religieux dans le code pénal, il y a un grand pas qu’on hésitera à franchir.
Autre « mais », le « mais » responsable, qui consiste juste à se demander jusqu’où il est légitime de choquer. Ce « mais » a souvent été stigmatisé comme une manière de dire : « Redeker l’a bien cherché. » C’est le « mais » de Gilles de Robien, ministre de l’Education, soutenant le professeur tout en le rappelant à un devoir de modération. C’est le « mais » de la Ligue des droits de l’homme, stigmatisant ses « idées nauséabondes ». C’est le « mais » de Jean Baubérot, historien de la laïcité, qui, dans une tribune courageuse au Monde (6 octobre 2006), dénonce la « bêtise haineuse » de cet article.
Le problème posé par cette position est crucial et n’a pas de solution toute faite : que doit être une éthique de la responsabilité, dans le cadre d’un Etat et d’une société laïques, face à une menace qui ne provient pas d’une source unique, identifiée, avec laquelle il n’y a pas de négociation possible, et dont on ignore, la plupart du temps, jusqu’à la réalité exacte et l’influence
L’affaire Redeker aura très largement – quoi qu’on en dise – laissé indifférent le monde musulman (le numéro du Figaro incriminé a été censuré en Tunisie, la chaîne Al-Jazira en a fait mention, mais ni manifestations de rue ni violences, et, contrairement à l’affaire Rushdie en 1989, aucun dignitaire religieux n’a prononcé ni confirmé de fatwa contre le professeur… ce qui hélas ne signifie pas qu’il ne risque rien) ; en revanche, les propos du pape contre l’islam auront déclenché des manifestations au Pakistan, suscité le meurtre d’une religieuse en Somalie, des déprédations sur les églises en Palestine ; quant aux caricatures de Mahomet, elles ont fait couler davantage de sang encore.
Alors, avec quelle prudence faudrait-il limiter les propos critiques contre l’islam ? Nulle loi ne saurait fixer cette limite. Et nous n’allons pas nous mettre à évaluer le sacrilège commis par Mozart, Voltaire ou Molière, à l’aune de ce que pourraient en juger les intégristes. On ne peut davantage limiter par décret la bêtise, l’intolérance ou l’ignorance, ni du provocateur ni de celui qui s’estime insulté, même si, comme le souligne le philosophe Yves Citton, « le but, et le bienfait principal, de la liberté de parole n’est pas de voir chacun s’égosiller publiquement en vociférant tout ce qui peut lui passer par la tête […], mais de répandre et d’approfondir le travail de rationalisation et de sensibilisation collectives qui définit les Lumières » (L’Envers de la liberté, éd. Amsterdam).
Il est un dernier « mais » que l’on peut au moins considérer avec attention, celui des intellectuels musulmans qui, ici en France ou dans leur pays, parfois en prenant de grands risques, luttent contre leurs coreligionnaires fanatiques. C’est un Abdelwahab Meddeb, l’auteur remarqué de La Maladie de l’islam (éd. du Seuil), signant la pétition en faveur de Redeker, tout en se déclarant insulté par les amalgames que celui-ci opère entre une lecture littérale du Coran et la formation des consciences de tous les musulmans ; c’est un Youssef Seddik, signataire d’un appel de soutien à Redeker en Tunisie, tout en relevant l’incitation à la haine raciale dans ses propos ; c’est Rachid Benzine, l’auteur des Nouveaux Penseurs de l’islam (éd. Albin Michel), qui regrette que ces tribunes à l’emporte-pièce « ne fassent que retarder le travail de tous ceux qui cherchent un débat critique ». Aujourd’hui, sont-ils audibles dans le débat français (c’est ce que voudraient réparer les Rencontres d’Averroès les 10 et 11 novembre à Marseille) ? Et seulement crédibles si nous ne cessons pas de les traiter, de même que la grande majorité des musulmans français, comme de « bons Arabes » : des exceptions qui confirment la règle ?