Le coup de main europeen à la CIA
Le Conseil de l'Europe accuse 14 Etats de collaborer aux transferts par avion de terroristes présumés, voire d'héberger des prisons secrètes.
C'est un document accablant sur les violations du droit commises par l'administration américaine dans sa lutte contre le terrorisme. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, les Etats-Unis ont mis en place une «toile d'araignée» mondiale pour capturer, transférer et détenir des suspects hors de tout cadre légal, selon un rapport du Conseil de l'Europe montrant l'ampleur des «restitutions», c'est-à-dire des enlèvements de suspects et leurs transferts par avion vers des pays où ils seront torturés. «Les Etats, avec les moyens dont ils disposent, auraient pu depuis longtemps établir la vérité. Cela n'a pas été fait. Ils ont maintenant cette obligation», a déclaré Dick Marty, ancien magistrat suisse, en présentant à la presse les résultats de sept mois d'enquête.
Au courant. Quatorze Etats européens ont collaboré avec la CIA ou toléré le transfèrement par avion de terroristes présumés, selon ce texte de 67 pages qui met notamment en cause la Pologne et la Roumanie, soupçonnées d'avoir abrité des centres de détention secrets. Le parlementaire du Conseil a dénoncé l'absence de coopération à ses travaux de plusieurs gouvernements, dont l'Italie, l'Allemagne, la Pologne et la Roumanie. A son avis, les services de renseignements de tous les Etats concernés étaient au courant de ces vols. Mais il a parlé de «dérive», soulignant que les gouvernements n'étaient pas nécessairement informés.
Même si elle ne fournit pas de révélations, la longue enquête du rapporteur suisse représente un très documenté état des lieux de «l'externalisation de la torture» dénoncée depuis des mois par les organisations de défense des droits de l'homme comme Amnesty International ou Human Rights Watch. Elles avaient compté 800 vols effectués depuis 2001 par les six avions affrétés par la CIA pour transporter les «suspects» d'un centre de détention à un autre, ou pour les rendre à leur pays d'origine. (Libération du 7 décembre 2005 et du 25 janvier 2006). Le parlementaire estime toutefois que 98 % de ces vols concernaient la logistique. Dénonçant le «sacrifice des principes essentiels des droits fondamentaux au nom de la lutte contre le terrorisme», Dick Marty relève que «ces comportements illégaux, ce genre d'apartheid juridique que l'on fait avec les personnes qui ont une origine arabe ou musulmane, de les traiter en dehors de toute garantie judiciaire, est extrêmement dangereux et ne peut que favoriser l'exaspération de ces populations et, finalement, créer de nouveaux terroristes». «Il est désormais clair même si on est encore loin d'avoir pu établir toute la vérité que les autorités de plusieurs pays européens ont activement participé, avec la CIA, à des activités illégales, que d'autres les ont ignorées en connaissance de cause, ou n'ont pas voulu savoir», indique le parlementaire suisse.
Sept Etats membres du Conseil de l'Europe, dont la Grande-Bretagne, l'Allemagne, l'Italie (lire ci-contre) et la Turquie peuvent être, selon le texte, «tenus pour responsables, à des degrés divers, de violations des droits des personnes». Sept autres pays, notamment la Pologne et la Roumanie, pour le fonctionnement de centres de détention secrets, ou l'Irlande, le Portugal et la Grèce, en tant qu'escales pour des vols illégaux, seraient responsables de «collusion active ou passive».
«Preuves». «Nous ne connaissons encore qu'une partie seulement de la vérité, et d'autres pays pourraient encore être concernés lors de prochaines recherches ou révélations», note le rapporteur, qui a notamment utilisé des données fournies par les autorités nationales et internationales de contrôle du trafic aérien, ainsi que des informations provenant de sources internes aux services de renseignements, notamment américains. Mais il y a aussi une bonne part de compilation. Marty reconnaissait lui-même, au début de l'année, que «le Conseil de l'Europe n'a aucun pouvoir d'investigation, même s'il dispose d'un grand poids moral». «Si des preuves au sens classique du terme ne sont pas encore disponibles, de nombreux éléments, cohérents et convergents, indiquent que de tels centres ont bel et bien existé en Europe», affirme-t-il, ajoutant «qu'il appartient désormais aux autorités polonaises et roumaines de procéder à une enquête indépendante et approfondie et d'en rendre public le résultat.»
La Roumanie et la Pologne ont à nouveau démenti avoir hébergé sur leur sol des prisons secrètes de l'agence américaine. Tous les autres pays mis en cause protestent. «Il n'y a absolument rien de nouveau dans ce document», a déclaré Tony Blair. Le porte-parole du département d'Etat américain Sean McCormack a répliqué que le rapport contient «beaucoup d'allégations mais pas de faits réels». En janvier, Washington avait déjà rejeté les premières conclusions du rapport sur les activités secrètes de la CIA en Europe. Le texte de Dick Marty sera débattu le 27 juin à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe.