Chère Leyla,
Il est évident qu’il y a quelque chose d’injuste et inégalitaire de poser la question de l’intégration des jeunes belges nés de parents issus de l’immigration. La question de l’intégration sociale concerne tous les habitants et l’intégration-participation de tous est un devoir politique de la classe dirigeante. Il n’en démeure pas moins que comme tu le soulignes dans ta question que les jeunes issus de l’immigration turque (pour poursuivre dans votre exemple) sont porteurs d’expressions culturelles diverses et à ce titre, ils sont à la base de « manœuvres identitaires » pour être à la fois des « Belges ou des Européens » et les « dignes héritiers de la tradition de leurs parents » … Ce qui définit en partie « leur spécificité ». Celle-ci passe parfois par la composition de groupes, par la participation à une vie associative « ethnique », etc. … visible … La société d’accueil est prêt à accueillir certaines différences, mais elle hésite et freine l’acceptation d’autres. Et la double identité des personne de la seconde génération fait partie de ces limites quoi que l’on dise. Du reste cette attitude dénote une impossibilité à envisager les identités comme des entités toujours en recomposition tant l’identité turque en Europe que l’identité belge ou européenne … J’ai traité de cette questio dans un livre intitulé « Intégration et identités » aujourd’hui épuisé. J’en prépare la réédition dans ma collection « compétences interculturelles » (http://www.harmattan.fr/index.asp?navig=auteurs&obj=artiste&no=2415) pour l’an prochain. En attandant, une illustration locale de ces phénomènes est disponible dans l’ouvrage :
Ch.PARTHOENS,De Zola à Atatürk: un «village musulman» en Wallonie,Paris,L’Harmattan,coll.«Compétences interculturelles»,174 p.
Voici encore une réflexion sur le même thème paru l’an dernier dans La Libre Belgique.
Faut-il avoir peur des communautés immigrées ?
Il arrive souvent que les personnels des services publics,les enseignants et les décideurs aient des difficultés à envisager une collaboration spontanée avec des membres de communautés immigrées qui de surcroît se définissent en tant que groupes religieux.Il arrive également que ces communautés qui proposent des activités d’animation soient précisément désireuses de reconnaissance de la part des institutions publiques.L’enjeu essentiel de cette collaboration semble porter sur la légitimité à encadrer la population issue de l’immigration,dans une perspective d’intégration.La nature des modèles à transmettre,l'identité de l'institution (privée ou publique,religieuse ou laïque,«ethnique» ou «universelle») sont des questions qui importent aux yeux des intervenants et des pouvoirs publics.L’existence d’une offre culturelle immigrée est souvent considérée comme synonyme,voire la cause de difficultés d’intégration socioculturelle: on s’intérogera,par exemple,sur l’opportunité d’enseigner les langues d’origine,de diffuser des chaînes de télévision des pays de provenance,de soutenir une équipe de football «ethnique»,etc.S’ils sont le plus souvent pointés dans ce type de situations,les groupes musulmans ne sont pas les seuls concernés.
Ces situations impliquent des groupes d’immigrants récents ou faiblement qualifiés.Les difficultés signalées sont aussi le fruit des limites que connaissent les responsables ou leaders des communautés immigrées n’étant en général pas des professionnels de l’action sociale.Par ailleurs,ils sont pris par leurs propres divisions entre sous-groupes.A l’origine de ces situations de non-communication se trouve entre autres l’absence d’instances de médiation et de liens entre décideurs et intervenants,d'une part et les associations (d’immigrés),de l'autre.
Un des obstacles récurrents en travail social est de ne pas pouvoir évaluer de manière réaliste les effets des initiatives socio-éducatives de longue durée.Or,un travail d’évaluation qui ne tient pas compte de l’évolution dans le temps des communautés ciblées par ces actions conduit souvent à des visions limitées ou biaisées de ces groupes,visions accentuant les sentiments d’échec des politiques d’intégration.La lecture mono-chromatique des réalités liées à l’insertion des populations immigrées ouvre sur des constats de faillite des politiques d’intégration.L’absence d’une évaluation sur la longue durée accentue ainsi le fantasme de l’Autre: on en arrive à rendre responsable des difficultés sociales constatées l’identité-même de l’autre.
L'immigration comme menace
La population d’accueil commence alors à vivre l’immigrant comme une menace.Elargir les analyses à la vision des groupes d’immigrants donnerait en revanche des résultats sensiblement différents montrant comment,à sa façon,l’immigrant bénéficie de l’action sociale et construit à son tour sa propre «intégration» au départ de ses propres intentions.Un des indicateurs majeurs de cette «intégration» n’est-il pas de constater que la population transplantée s’approprie son nouvel espace? Alors même que cette appropriation est souvent considérée comme une menace par les populations locales.Ainsi,l’implantation par la communauté immigrée d’une structure sociale,de lieux collectifs tels que commerces et eglises et l’accès à la propriété sont les signes tangibles de cette appropriation.L’occupation de l’espace s’annonce aussi dans le paysage: paysage sonore (appels à la prière),mais aussi paysage visible,une appropriation parfois inscrite sur les murs ou les enseignes.Apprécier la manière avec laquelle une population immigrée investit son nouveau territoire et se laisse investir par celui-ci est un des lieux importants de la construction de la cohésion sociale entre populations différentes.
Une population immigrée peut emprunter des voies inattendues d’intégration.Il est impertinent de s’attendre à ce qu’elle suit nécessairement les chemins d’insertion qui furent ceux des populations immigrées qui l’ont précédée,comme il est illusoire d’envisager qu’elle s’assimile exactement comme le souhaiterait la population autochtone,d’autant plus que les contetextes économiques changent d’époque en époque et présentent un décor tantôt favorable tantôt producteur d’exclusions.Cette attente déplacée est source de frustrations chez certains membres de la société «de souche»: il est courant d’entendre d’aucuns se plaindre que les immigrés «ne veulent plus s’intégrer».
Il est en effet difficile pour les intervenants et décideurs d’accepter comme légitimes les besoins d’intimité des groupes immigrés sans se sentir exclus eux-mêmes.«Se retrouver entre soi,en famille» est pourtant une attente présente au sein de tout groupe et contribue précisément à la construction de l’identité de ce groupe.La peur de l’homogénéité du groupe «Autre» n’a souvent d’égale que l’homogénéité ignorée du groupe propre.Une des prioprités d’une action pour la cohésion sociale ne serait-elle pas de légitimer les attentes mutuelles d’intimité et d’initier des «espaces de mise en commun»? Tout se passe comme si ce qui est identifié extérieurement comme un «repli identitaire» en telle matière rendait négociable ce qui peut être ressenti comme une assimilation en telle autre matière: «Oui,je suis religieux et c’est ça qui me permet de m’ouvrir aux personnes de toute origine,je ne sais pas marcher sur une seule jambe,je dois et me retrouver en moi-même et en même temps aller vers les autres».
Pourtant,la valorisation des diversités semble être une des conditions premières de l’intégration.Il faut tenir compte du fait que les minorités culturelles issues de l’immigration ouvrière sont en attente d’une telle reconnaissance qui légitime leur installation définitive dans notre pays.Ainsi,il arrive que les groupements culturels issus de l’immigration tentent de présenter leurs culture,foi et culte aux autres habitants et les invitent à partager leurs fêtes,repas et communions.Cet élan,parfois mal compris,pourra donner lieu à des réactions de rejet comme de considérer comme un acte de prosélytisme la lecture du Coran à l’ouverture d’une réunion ou d’être dérangé par l’usage de la langue d’origine. Il s’agit de concevoir des espaces connecteurs et thématiques permettant à des parties de populations de se «frotter» et de se solidariser.A leur tour,les associations de personnes d’origine étrangère doivent poursuivre leurs efforts afin de s’ouvrir davantage aux jeunes et aux femmes,ainsi qu’à l’ensemble de la population de leur localité.Dans certains cas,ces initiatives pourraient montrer à tous l’utilité de la morale ou du lien communautaire par rapport à des objectifs comme garantir la sécurité de tous,réserver aux aînés une place dans la société,offrir aux jeunes des valeurs positifs,se solidariser avec les plus démunis et les régions moins développées du monde,etc.
On demande le médiateur
C’est ici que le rôle de médiation que peuvent jouer certains acteurs sociaux prend tout son sens.Il s’agit pour ces acteurs,reconnus par les parties en présence,d’aménager des zones de rencontre entre tendances diverses,d’expliciter les règles de la confrontation.Les endroits où la nécessité d’un tel travail se pose avec le plus d’acuité sont sans doute ceux où des communautés culturelles sont fortement structurées. Celle-ci,synthèse du possible et du souhaitable,permet au moins de favoriser une compréhension mutuelle et engage un dialogue qui marque le premier pas d’un processus démocratique.
Produits par les milieux immigrés,investis dans l’action sociale,parfois élus par ces milieux,les professionnels migrants ou nés de migrants ont une connaissance directe des conditions de vie des immigrés et disposent de réseaux de communication.Leur recours est appréciable en matière de médiation.Par ailleurs,l’expérience d’une alliance directe avec les familles migrantes et leurs associations pourrait servir à désamorcer les tensions par un travail de mise en confiance.On pourra ainsi éviter les ruptures.Les témoignages d’insertion réussies pourraient inspirer l’ensemble des habitants dans un élan qui voit l’interculturel épouser l’intergénérationnel.
Ainsi,la question de la gestion des diversités,notamment culturelles et religieuses,se (re)pose dans notre société.Et on ne peut pas aborder la notion du «vivre ensemble» sans évoquer les rapports sociaux inégalitaires.Globalement,on peut définir la cohésion sociale comme un cadre de participation garantissant la disparition des discriminations et exclusions subies par les groupes minoritaires au moyen de la coopération et de l’expression de la solidarité.Ces pratiques sont réputées «bonnes» parce qu’elles contribuent à l’élaboration de contextes démocratiques et à la correction des déséquilibres à l’avantage des minorités quelque soit leur origine. Il faut considérer,dans ce cadre général,que la structuration communautaire ou confessionnelle des populations immigrées est un fait inévitable.Il est nécessaire d’analyser les revendications culturelles collectives non pas comme un repli sur soi mais plutôt comme un moment de leur insertion dans l’ensemble de la société,tout en intégrant,dans ce schéma,les visions et les besoins des populations réceptrices.